POÈMES D’ ANTONIO CILLÓNIZ
(TRADUCTION: MARÍA DEL CARMEN SOTILLOS RUBIO)
Voici quelques poèmes traduits en français. Ils se trouvent dans le livre Antonio Cillóniz Anthologie poétique 1965-2023. Préface, sélection, traduction et notes de María del Carmen Sotillos Rubio avec la collaboration de Mari Carmen González González. Édition bilingue espagnol-français. Amazon iadelca ediciones.
DES TEMPS DIFFICILES
C’était une petite chasseuse nommée Ngame
qui travaillait pour le vieil Acan,
vendeur de défenses d’éléphant au marché.
Et voici que quand les éléphants ont diminué
Ngame a été vendue par Acan
à un trafiquant d’esclaves en Jamaïque.
Il y eut l’anonyme tailleur de pierre
qui réduisit à lui seul une montagne
en pierres de taille pour la tombe de son seigneur.
Le vent ne répandra pas le maïs
ni le soleil ne déteindra le tissu
ni la pluie ne corrodera le métal.
Mais entre le vent et la pluie
et le soleil du désert
son serf mourut.
Le redoutable guerrier qui défendit cent fois des assauts
les remparts de la ville,
par ordre de l’Empereur
attaqua sans troupes l’inexpugnable ville d’Odin
et laissa sans épousailles la belle Elka
qui depuis cette nuit-là dormit au palais.
Lu, la mère jaune au chapeau de paille
se plie au vent comme le bambou
et récolte trois onces de riz avec ses chevilles d’eau.
Mais le sang lui arrivera aux fesses
si elle n’en récolte pas plus
pour Shen, le prince local.
[Après avoir marché un certain temps vers l’est.]
MONDE SIBYLLIN
Les jours
des glorieuses épopées
sont passés :
nous ne verrons plus
se lever
la fumée des torches
au pied
des
perrons
des
temples
ni les nymphes aux blanches tuniques
ceintes à la taille
venir
pieds nus et bronzées
nous offrir
un verre de vin
–pour toujours
souriantes
dans leurs amphores en terre cuite–
du vin et de l’eau,
des fleurs et des raisins
dans leurs paniers en osier.
Les nuages
couvrent déjà les sommets
des montagnes…
…dans les vallées
aucun bras musclé
n’arrête plus les lances avec son bouclier
ni ne conduit
la paire de bœufs par le sillon. De ces guerriers féroces
de jambes et de bras
musclés
en temps de paix
on ne distingue plus les belles jeunes filles
délicates
et jeunes
et joyeuses.
Elles sont une poignée
de terre fragile qui coule entre les doigts.
L’épée rouillée,
les boucliers cabossés,
les fils
pourris
des vêtements
parmi les morceaux de jarres
brisées.
Les temps de la gloire
ont déjà tourné[1]
le visage
vers la brume de l’Olympe. Seul l’amandier
blanc de fleurs blanches fleurit sur les flancs des collines.
Il est passé l’âge
où la tête
de celle de Samothrace
rêvait
aux beaux jours, aux années
où
les mains de celle de Milo caressaient
les torses
apolloniens
de glorieux
guerriers.
L’amphore desséchée,
le panier détissé.
Les grands poèmes
ne chantent plus les exploits des terribles aquelidas[2]
mais les horreurs des machines de guerre.
Ce ne sont
plus le repos du guerrier au milieu de la bataille
mais la colère du tyran,
les figues pourries,
les fleurs fanées
dans la poussière grise de l’aridité
des pierres et des scorpions.
Des gargouilles sarcastiques
rient
du haut
des murs de l’Âge de Pierre
nous crachant l’eau
encore plus sale
que la pluie du Ciel.
Parce qu’ils sont revenus
encore une fois les temps, ô seigneurs
de la guerre,
où il est plus rentable de construire
des édifices solides qui résistent au passage des neutrons
et non des hommes,
mes poèmes préfèrent désormais rêver
à la tête
de la Victoire
de Samothrace
à caresser avec la main
d’une Vénus comme de Milo
le torse, presque féminin,
de ces jeunes guerriers.
[Une nuit dans le cheval de Troie. (“Prix extraordinaire de poésie ibéro-américaine” 1985.)]
[1] L’auteur utilise le verbe «volver» qui permet l’enjambement: les temps sont revenus et ont tourné la tête.
[2] Nom d’un peuple inventé par l’auteur.
LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
Ils croyaient que je chantais des temps révolus,
des histoires de royaumes étranges.
Ils pensaient que j’écrirais des anecdotes.
Jamais ma voix ne s’est brisée.
Jamais mes lèvres n’ont tremblé.
C’était ma main ébranlée
celle qui a suivi le cours
entrecoupé
des événements.
Ils supposaient
que je construisais un abîme de silences
et de solitudes
pour m’étendre
dans la même mesure que ma négligence.
Sans comprendre
que toute information au sujet des mille formes de censure
a été également censurée.
Seulement les hommes qui sont persécutés avec acharnement
gagnent des disciples.
S’ils avaient voulu que nos œuvres perdurent
ils les auraient dénigrées.
Mais comme ils croyaient avoir bâti un empire aussi intemporel
que la mort, nous avons été réduits au silence.
Celui qui m’a dénoncé pour avoir pris la parole contre la tyrannie
au nom de la Liberté réclame maintenant
son droit de ne pas écouter et de continuer à être écouté.
[Symétries.]
MOUVEMENTS DE L’EXIL
Tu traînais avec toi
les lumières et les ombres du foyer
des bruits et des pas familiers
mais tu portais en toi du silence
au milieu des gens
même si toujours à tes côtés
seul tu ne trouvais que la solitude.
Condamné à grandir
hors de ta maison et loin de la grande ville
où tu es né,
tu gardes encore des images
de ton départ
que tu te remémores toujours.
Quand tu reviendras tu continueras ton voyage
croyant
ne pas être encore arrivé.
Y a-t-il toujours là-bas des gens
autour de ce poème ?
En l’écrivant, silencieux
et solitaire,
j’étais au milieu des gens,
inaperçus pour moi alors
et jusqu’à présent moi-même ignoré
par eux.
Ma voix repose enfin
au pied de chaque lettre :
Y a-t-il toujours de la vie là-bas dehors ?
[Chant d’orphelinage.]
RETROUVAILLE AVEC L’AMOUR
Parce que pour sentir une âme
dans une autre âme elle doit être sentie,
laissons leurs corps s’approcher
jusqu’à ce qu’ils ne forment qu’une seule ombre.
À partir d’aujourd’hui tous les deux nous ferons
un nouveau calendrier :
les heures seront des mois et les années
auront la durée que nous donnerons
à chaque instant.
Et nous daterons tout notre amour
ce seul jour-là.
N’essaie pas de te lever de mon ombre
sur laquelle tu reposes
tant que tu rêves
que je suis l’eau
où tes yeux voient
la soif que je ressens pour tes lèvres.
N’entends-tu peut-être pas maintenant
la mystérieuse musique
de la silencieuse mer de ton sourire ?
J’avais vu un rayon de tes yeux
venir comme la lumière, si pure
chassant de moi toutes les ombres
pour après m’aveugler.
Laisse tomber ces voiles pudiques
car je suis déjà possédé
par les esprits qui me réclament
dans cette forêt fantastique.
Les cœurs n’ont pas besoin de mots.
Silence !
C’est moi qui pénètre ou toi qui me dévores ?
Enfin mes doigts ont
défait le nœud
de la ceinture de soie de ton déshabillé.
Et une fois nue ton baiser a été
la même fleur qu’on cueille
à côté de n’importe quel coin d’un parc.
(Je compose maintenant cette chanson
non pas pour faire parvenir ma voix à tes oreilles,
mais pour recréer ce moment seul.)
[Chansons de tendresse et de découragement au profit d’Éros.]
ESPRIT DE L’ÉCRITURE
Dans la cellule du poème ma pensée est libre,
libre est mon sentiment et libre aussi mon imagination ;
et en eux, prisonnier de moi, j’ai le geôlier.
Entre les grilles des vers
je suis libre dans les sons
que chaque mot emprisonne.
Pour que je continue à converser avec ma propre solitude,
mon inspiration me dicte pendant que je respire
chaque nouveau poème ;
dont les formes dépendront ensuite de l’expiration.
Peindre les raisins
de telle manière que les oiseaux
qui viennent les picoter soient
ce qui semble peint
et non les raisins.
Peindre un oiseau
de telle façon qu’il prenne son envol.
Saisir seulement dans un coup de pinceau
la main du peintre
avec laquelle il tient la palette
et non le pinceau.
Dessiner seulement la vérité.
La vérité. Quelle vérité ?
Comment vais-je écrire sur elle,
si on l’encercle, l’assiège et l’assaille,
si on la censure,
si elle est en prison,
si elle a été enterrée…!
[Une seconde vie.]
ÉTHIQUE POÉTIQUE
Acculé
je ressens la solitude d’un prisonnier
à grand-peine condamné
à voir par les fentes de ses yeux
le jour mais pas les années,
la nuit mais pas les rêves,
les ombres mais pas les corps.
Et derrière les barreaux, qui sont mes vers,
–avec leurs mêmes poignets comme des menottes
et des fers aux deux pieds–,
je suis à ce point prisonnier
de mes propres mots.
Parfois je parle aux murs
voire quand je me tais
et ces quatre murs me comprennent.
C’est pourquoi moi, je les aime.
Ils ne pensent pas même si je sais qu’ils existent
et entre eux je vis prisonnier mais libre.
J’exprime ma désolation
avec ces mots.
Avec ces mots, qui rencontreront ensuite
des gens en quête de réconfort.
Pour qu’au moins dans la solitude que j’exprime avec ma voix
quelqu’un puisse se sentir accompagné
plus que moi de moi-même.
[Traces de la main sur l’écriture.]
EMPIRE
Notre origine n’est pas dans les sarcophages,
elle ne repose pas dans les cryptes
ni ne se cache dans les catacombes.
Un peuple sans histoire !
Nos exploits n’ont pas la gravure des pièces des monnaies
ni des sceaux sur les documents.
Nous sommes d’une race sans ziggourats ni pyramides.
Sans autres monuments que les traces
que nous laissons sur notre passage.
Notre racine est dans les arbres.
D’eux descend notre ombre.
Et elle coule dans la prairie notre lignée
avec le sang des guanacos.
Notre esprit peut se voir
à travers les gouttes transparentes de la pluie,
de la sueur ou des pleurs.
Nous devions savoir où et comment fertiliser les terres
et quand ou combien jachérer ;
et en plus nous devions savoir aussi labourer ;
et nous devions enfin distinguer, parmi les fruits
lesquels oui ou lesquels non
nous serviraient de semence.
Les armées de l’Inca
nous envahirent et nous ont vaincus.
Nous sommes les nouveaux habitants
de ce lointain Empire
et à Cusco ils ont emmené loin de nous
nos plus anciens chefs.
L’Inca est mort,
mais nous restons ses serviteurs ;
le nouvel Inca devra construire lui seul
son temple et son palais
et édifier son nouvel Empire en conquérant lui-même
des terres étrangères et lointaines
avec une autre armée de divers champs,
de distinctes populations.
Nous sommes un peuple uni de perpétuels serviteurs
de différentes momies d’Incas !
La poussière
du sol de ma patrie
est si ancienne
qu’avant elle fut une place
où répartir des tâches,
un entrepôt pour orphelins et vieillards,
malades ou infirmes.
Et pierre,
comme forteresse pour la défense du hameau,
offrande à la rivière, à la montagne, aux chemins,
palais pour nos rois morts
et siège d’où contempler ses ruines.
Sur tout le territoire nous avons
déposé des pierres
qui aujourd’hui se perçoivent avant même que les collines.
Machu Picchu,
personne du plus profond de cette vallée
ne t’a contemplé comme moi.
Car mon être
s’élève par-dessus toi
quand je vois le Waina Picchu.
Ou encore plus haut
si je regarde le ciel.
Mais de là-haut tu es à peine quelques rayures,
un point immobile
d’où moi, je distingue
toutes les pierres qui s’avèrent être
ton silence, ta solitude,
ta ruine, ton abandon.
Urubamba,
je suis vieux, beaucoup plus que toi.
Parce que tes eaux, que j’ai senties sous la pluie
après les avoir vues dans les nuages, auparavant
je les ai entendues rugir dans la mer, où
toi, tu n’es pas encore arrivé.
Et au bout de l’arc-en-ciel,
où naît et où meurt l’arc-en-ciel,
il y a un enchantement ;
parfois on dirait le vent et ce sont les âmes en peine,
parfois on dirait des esprits
et ce sont les branches des arbres celles qui bougent,
parfois ce sont aussi les ombres celles qui se plaignent ;
les cimes des arbres et le vent
comme un fantôme au milieu des gens.
[Comme les larves.]
DEPUIS LE BANNISSEMENT
Avec une pierre
moi, je précipite les montagnes contre les vallées.
Dans la région
qui ne figure sur aucune carte,
des rumeurs de vagues
me bouchèrent les oreilles,
les roulades des vagues
brouillèrent ma vue ;
je suis presque un naufragé
qui habite dans une grotte de la falaise.
Les pas du Destin furent
ceux qui tracèrent le destin définitif de mes pas.
En espérant peut-être
que le vent apporte une graine
– bien différente de celle des fruits de cette terre –,
je croise les doigts ;
en attendant peut-être qu’il pleuve sur le sol
je me fais une croix énorme avec les doigts sur la poitrine.
Comment les dieux peuvent-ils ignorer
cet endroit si désolé ?
En voyant le temps passer, nous ne faisons
que voir le temps passer ;
et en écoutant passer le temps, misérablement
à la recherche de n’importe quelle racine nous continuons à ramper.
Pas trop loin des tombes
en gardant quelques momies,
je suis le dernier des serviteurs,
peut-être le seul
à rester vivant. Et seul
j’ai l’impression que les salamandres en fuite
m’accompagnent toujours.
(Sauf quand elles fuient
les pilleurs de tombes.)
Sur les cartes ne figure pas
le lieu de mon exil,
parce que le nom de ces terres et de ces mers qui m’arrivent
là où je vis aujourd’hui confiné
fut ordonné d’être effacé des atlas ;
et l’endroit exact
où j’ai été banni
reste même en dehors
de n’importe quel portulan.
Condamné à l’oubli je fus,
forcé au silence j’ai été,
non seulement comme un mort
qui est dépouillé de sa vie
mais comme un embryon maternel
dépouillé de sa propre naissance.
Seule mon ombre
m’a accompagné dans l’exil ;
je remercie l’Empereur
qui me permet de sentir
que l’Empereur est mort,
que l’Empire n’existe pas.
Déjà loin du tyran,
je célébrerai la paix,
cette tranquillité si désirée,
ma liberté secrète,
ma victoire ignorée,
avec mon écriture
si solitaire et silencieuse.
[Où la terre touche ciel.]
TÉMOIN DE NOTRE TEMPS
Les servantes viennent et vont
et apportent des amuse-gueules
tandis que les serveurs
– qui avaient auparavant préparé
des cocktails molotov
dans les rues les plus sales de Paris–
portent des plateaux de boissons…
Il y a encore le temps pour tout.
Pour manger ; aussi pour boire.
–Ce jour sera très long : encore
il durera de nombreuses années.
Et bien qu’il soit peut-être trop tard,
la nuit, qui semble être endormie
ne cèdera pas la place à l’aube froide ; encore,
c’est pourquoi vous pouvez continuer à manger
et à boire, pendant que l’on vous sert et vous conversez
en dissimulant que vous avez la bouche pleine.
J’ai entendu des dames impatientes se parler à la fois.
Probablement
l’une disant la même chose que l’autre
en même temps.
Et j’ai vu les messieurs impassibles
acquiescer poliment avec un sourire.
–Il s’est fait déjà trop tôt
et l’avenir est de plus en plus proche.
Même si la nuit, si sombre et froide,
jamais n’oserait pénétrer dans leurs salons.
Pour une longue marche il était important
que les soldats d’abord
s’exercent de l’aube au crépuscule.
Mais pour que cette marche soit victorieuse
même tout cela ne suffisait pas.
Il était également important
que le cordonnier réussisse à faire des bottes
encore plus résistantes.
Aujourd’hui, les étudiants en Histoire Contemporaine comprendront
que le passé glorieux était alors plein
de questions aussi insignifiantes
que celles-là.
Ils ont amené la Révolution
en chars de combat
jusqu’à nous.
Sous la neige
de chaque hiver
apportée par les vents,
sous les pétales
de chaque printemps
apportés par les vents,
sous la poussière de tous les étés
apportée par les vents,
sous les feuilles
de tous les automnes
apportées par les vents,
dans ses tanks de guerre
la Révolution gît enterrée
devant nous.
À la naissance, on est déjà suffisamment vieux
pour pouvoir mourir.
Maintenant
rien ne devrait nous paraître novateur.
L’opportunité d’avoir un autre début
n’est plus pour nous.
Et c’est la condamnation à la répétition de tout
ce qui nous fait paraître coupables d’être encore vivants.
Mais c’est nous qui sommes arrivés tard ;
les assiettes et les verres
ont déjà été retirés des tables
et on entend à nouveau
«Mesdames et messieurs,
c’est l’heure de fermer».
Les curés percevant le loyer du ciel pour nos âmes ;
les agents funéraires augmentant pour nos corps
la valeur de leurs sols ;
les médecins prolongeant nos maladies ;
les comptables équilibrant leurs profits avec nos pertes ;
et le fisc redistribuant ponctuellement la pauvreté
entre nous tous.
Le miracle n’est pas qu’il y ait un dieu pour ce peuple,
mais qu’avec ou sans lui
nous continuions tous d’exister.
La lionne, qui court après la gazelle
–la fatigue,
l’atteint et la dévore–,
n’a pas plus d’instincts assassins
que la gazelle elle-même
qui arrache les feuilles des buissons
et fauche l’herbe de toute la prairie.
La pie
qui vole les œufs des nids
ou l’aigle
qui attrape les oisillons dès leur premier vol,
ne sont pas pires qu’un moineau
qui gratte la terre à la recherche de vers.
La vie exige toujours de la vie.
[Faits de probables exploits.]
DE CE MONDE
À l’esprit de l’homme,
dont les œuvres ont atteint la condition d’être éternelles,
ne lui sera cependant pas accordée la pérennité.
Ni à son propre corps
ne lui appartient la possession du lieu,
mais des endroits instables seulement ;
ni à son âme le temps, mais de brefs instants ;
jusqu’à devenir incommensurable tout
comme le néant lui-même.
[Certains savoir-faire ignorés par les singes.]
DE LA RÉALITÉ LA PLUS IMMÉDIATE
Il doit y avoir une mer à proximité,
réfléchissait un paysan en contemplant la rivière.
Et le marin dit :
Je suis au milieu de l’océan,
la terre la plus proche est là-bas.
Mais en entendant les éclats de rire précipités d’un torrent
– pensait un montagnard –
on dirait qu’il rit
de combien éphémère sera ma vie.
[Masque de douleur et de plaisir.]
APRÈS LE RETOUR
La cause pour laquelle les salaires sont de plus en plus bas
alors que les prix ne cessent d’augmenter,
la raison pour laquelle ils nous licencient
sans que jamais nous retrouvions un emploi
c’est la loi de l’offre et de la demande.
Même si un ancien Général de Division
et Ministre des Finances au Pérou
bien avant nous a promis de l’abroger.
Nous sommes tous des prophètes sur notre propre terre
si nous y restons, toujours
derrière la chaux d’un muret,
derrière les branches d’une haie
et derrière le marbre d’une pierre tombale.
[Invitation à un bal de somnambules.]
LA MORT AUSSI FRAPPA À SA PORTE
Dans ce coin de rue même
où le bus de l’école nous déposait ou ramassait
il n’y a personne pour me dire au revoir ou m’attendre,
interrompant le temps
de faire nos devoirs,
aucune voix ne nous appelle pour goûter
et après la douche quotidienne
personne ne me sèche la tête avec la serviette
ou regarde derrière mes oreilles.
Personne ne m’habille ni ne me coiffe non plus.
Personne ne noue ma cravate.
Personne ne monte pour veiller mes rêves
ni ne me borde dans mon lit
pour que rien ne me réveille.
Personne ne me prend par la main
pour que j’écrive pour la première fois
ces mêmes mots.
Rien de tout cela ne serait extraordinaire
si j’avais justement été
son fils,
mais maintenant, à mon insu,
elle agonise
et je ne serai pas là
à la sortie de cette grande école qu’est la vie
pour l’emmener là-bas,
dans la grande maison des premiers parents.
Ma propre vie était son but,
le voyage lui-même a été son destin.
[Airs de famille.]
DE L’ESPACE ET DU TEMPS
Dans ces vers
j’ai seulement l’intention
puisqu’il ne durera pas, au moins
que cet instant soit vécu aussi par d’autres.
[En l’absence des muses.]
DÉBUT DE LA REPRÉSENTATION
Je suis prostré sur un lit.
De lui seulement
comme un fantôme se lèvent
mes propres draps.
Mais de la fenêtre je vois
des filles
qui jouent dans le jardin d’en face.
Dedans c’est l’hiver et dehors le printemps.
Pendant la journée
j’entends leurs voix
qui comme un écho dans mes oreilles
rient pendant la nuit,
parce que la vie continue
aujourd’hui dans leurs seins palpitant encore.
Continuer à tout aimer
quand tu as cessé d’être aimé
c’est comme abriter
en toi-même le printemps
qui déjà sous la neige
de ton apparence hivernale gît.
En brisant avec un piolet la glace
je sauverai des bulles
d’anciennes atmosphères prisonnières
pour ne pas respirer les airs
des moteurs et des usines
qui autour de ma tête flottent.
Et je boirai après de la glace
fondue aussi les cristallines
eaux d’époques archaïques
totalement éloignées
des rebuts de mon temps
jusqu’à pouvoir jouir
– au moins un instant
même si ce sont des restes primitifs – déjà
d’une vie si brève mais plus pure
et intensément paisible.
[Sous une autre aube.]
VERS LES NOUVEAUX BOURGEONS
La Grande Muraille déjà effondrée,
la Tour Eiffel vaincue,
la Statue de la Liberté
submergée dans la grande baie,
le Machu Picchu précipité dans la rivière
désormais sans son reflet
et les restes du Parthénon balayés doublement
du Musée Britannique
et de l’Acropole d’Athènes.
Toute la civilisation dans la nouvelle Atlantide
– la pluie, le vent auront défait
tout vestige de notre séjour ici –
renvoyée à la boue de la terre,
transformée en scorie de la lave,
gisant maintenant
à l’ombre d’autres choses.
Les montagnes seront recouvertes
d’une épaisse couche
de glace cristalline et de neige pure.
Les torrents qui tombent
formeront de grandes forêts où nicheront les oiseaux
et de vastes prairies où paîtront les bêtes.
Les fleuves couleront à nouveau dans leurs eaux
transparentes avec de nombreux poissons
et entre les berges vertes
ils arriveront à une mer sans restes de naufrages
ni bruits d’hélices
face à de vastes plages
de sables propres.
Et bleus seront à nouveau les cieux
brillant avec un soleil plus clair
et la lune au milieu de plus d’étoiles la nuit.
Tout cela arrivera
– ô Théocrite, ô Garcilaso –
quand il n’y aura plus personne
qui lise des bucoliques ou qui écrive des églogues
[Tout ce que l’été flétrira.]
CONTRE LE FAUX ROI MIDAS
De Portobelo à destination de Carthagène des Indes,
le galion San José fut coulé
avec de l’or, de l’argent et des émeraudes, tout
ce que le Pérou envoyait
tant au Roi qu’aux nobles et ecclésiastiques du Royaume de Castille
et là six cents hommes périrent.
Au fond de la mer
repose encore l’épave qu’en Espagne
ils revendiquent comme la leur.
Extrayez du fond des Caraïbes
tout ce qui vous appartient,
remettez-le à l’endroit d’où vous n’auriez jamais dû venir,
le squelette de vos navires,
les bois pourris du galion,
la chaîne et l’ancre
qui n’a pas arrêté le navire vers la mort,
ramenez tout dans votre ancienne maison
avec l’ossature de six cents marins,
où ils auraient dû mourir
pas ce jour-là mais un autre,
non au milieu de cette mer
d’envie, de violence, d’avarice
mais sur leur propre lit
avec dignité, quiétude, calme
et pas dans cette solitude de vacarme et d’agitation atroce
mais proches des visages et des voix connues.
Mais laissez l’or avec l’argent et les émeraudes où il était,
ne réclamez que ce qui est à vous
et donc prenez votre peur, votre inconscience, votre égoïsme et partez,
mais pas la douleur, le sacrifice ou la sueur
de ceux qui marchent sur leur propre terre
comme les meurtriers de leurs rêves,
voleurs de leurs biens,
mendiants
de ce qu’ils ont semé de leurs mains,
de ce qu’ils ont défendu de leurs bras,
de tout ce dont ils ont été dépouillés devant leur ombre.
[Victorieux vaincus.]
XVIII
Avec la patience appropriée
qui accourt vers toute la sénescence
ma main tremblante
vient de semer une graine
de tamarin dans un désert
qui je sais donnera des fruits rouges
aux affamés et aux assoiffés
en les accueillant déjà sous son ombre
et à ceux qui arriveront ensuite
avec la fatigue propre d’un chemin
il y aura aussi le rouge tamarin
leur offrant ainsi le repos
que son tronc donne toujours.
Ici,
où je n’ai jamais eu de repos
et quand je n’ai même jamais pu
apaiser ni la faim ni la soif,
à une époque
où les semailles n’étaient que
notre affaire
pour des récoltes toujours d’autrui.
C’est pourquoi maintenant je sème
un tamarin rouge
qui plus tard à d’autres comme nous
même s’ils ne font que semer
portera aussi ses fruits
dans une aurore qui pointe déjà
après notre crépuscule rouge*.
Mais j’ai aussi écrit
sur son écorce
quelques mots :
chaque fois que vous prendrez la pulpe
ou que vous boirez son jus
semez ensuite,
semez aussi une de ses graines.
*Il y a là encore un cas d’amphibologie puisque l’on peut comprendre en espagnol le coucher de soleil mais aussi la perte d’influence des pays de régime socialiste d’une manière métaphorique.
[Usine de douleur. Prix national de littérature 2019 Ministère de la Culture du Pérou.]
4
Nous avons absolument besoin qu’aujourd’hui González Prada
écrive ici
un autre Discours du Politeama comme à l’époque,
nous avons vraiment besoin que Mariátegui marche maintenant
pour refonder ce qu’il a déjà fondé,
nous avons tellement besoin qu’Arguedas revienne
lui-même pour ramasser sa balle
et que Vallejo demeure ici ;
parce qu’aujourd’hui plus que jamais on a besoin qu’un autre Héraud
nous guide dans son canoë
jusqu’à l’embouchure d’un autre fleuve
où il sera déjà inutile avec son voyage
qu’un autre Melgar s’immole
ou que Túpac Amaru même parmi nous
ici resurgisse.
[Version de l’otorongo.]
39
«April is the cruellest month, breeding / Lilacs»
T.S.Eliot, The Waste Land.
Avril est-il le mois le plus cruel juste parce qu’il engendre des lilas
et qu’il éveille en lui-même
une folle envie inattendue de vivre ?
Et depuis quand ce sont ici les lilas
qui rendent heureux ou malheureux ?
Ils n’ont pas idée de ce qu’est la souffrance !
Si avril nous a donné envie de vivre
c’est parce qu’il y a eu un mois de mars impitoyable.
En fait
mai a été un mois beaucoup plus cruel pour nous.
Mais ici n’importe quel mois est inhumain,
parce qu’il y ait ou pas de lilas
l’envie de continuer à souffrir est toujours bien mince.
[Lecture de notre histoire.]
DEUXIÈME INDIGENCE
J’ai vu les cachots de la maison-hacienda
sans habeas corpus ni avocat.
J’ai aussi été surpris par ses couchers de soleil paisibles
si silencieux
et toujours aussi solitaires
après le couvre-feu
décrété par le propriétaire terrien.
Et le juge, le commandant, le policier,
l’évêque, le préfet, le sénateur ou le député,
tout cela était ici le propriétaire de la terre,
du pain et de la faim
et de la sueur et de l’eau.
Mais vers la victoire en résistant toujours
debout ton peuple
uni, ô patrie, continue jusqu’à la mort.
CONFINEMENT NEUVIÈME : RÉCLUSION
Je sens dans le noir ton absence qui se palpe
à mes côtés chaque nuit entre les draps.
Et sur chaque siège
qui est toujours uniquement à toi
il y a tout ton poids qui s’enfonce
et comme un hologramme devant mes yeux
resurgit chaque fois que je regarde
dans la chambre noire
cachée dans ma mémoire.
Ta salle de bains et ton dressing ont été fermés.
Et dans tous les miroirs se reflète seulement
maintenant une image solitaire
qui passe toujours de profil
de ma solitude
à ton absence.
Et dans chaque pièce
il y a trop de silence,
trop de vide.
Mais il manque de la chaleur.
Il manque tes bruits,
il manque leurs échos.
Il manque ton arôme,
il manque ta voix.
Et dans cette obscurité
il manque même ton ombre.
Même si je parle,
il n’y a personne qui m’écoute
te dire à toi qu’on ne t’entend pas.
Et même si je regarde, il n’y a personne qui me voit
seul à contempler tout seul l’air
devant tes vêtements,
qui semblent être ainsi disposés, eux
à continuer à t’attendre.
[Falloir faire.]
XII
Maintenant je vois le monde avec les mêmes yeux que quand j’étais enfant, moi.
Sauf qu’à l’époque je voyais tout
beaucoup plus confiant et beaucoup plus grand à côté de moi.
Derrière,
les pas de mon père bien sûrs.
Et près de moi
toujours la main de ma mère
m’emmenant
urgemment vers le futur.
[Probablement est improbable.]
II
Si tu t’interroges
sur le canon poétique de mon pays
je te dirai de creuser dans la terre
jusqu’à trouver la sueur de celui qui a semé la pomme de terre,
de ne pas chercher dans les prisons
les rêves,
mais de regarder dehors l’insomnie*
ou bien le cauchemar
qui descend par les pentes des collines,
qui s’abrite sous les ponts
jusqu’à arriver aux jardins de la paix
pour se cacher
en soupesant la profondeur d’une fosse
ou en murant une niche
et même après avoir heurté la tête avec le fond
constater que l’obscurité, le silence et le froid
c’était ce qu’ils ressentaient dans leurs maisons.
Si rien de tout cela n’est entendu dans ce qui sonne,
si rien de tout cela n’est montré dans ce que tu regardes
ce canon poétique ne sert pas,
il ne peut jamais être celui de ma patrie.
*El desvelo a un double sens en espagnol : insomnie et inquiétude. Les rêves sont aussi les illusions et les cauchemars sont aussi les menaces.
[Mieux vaut tard.]
II
C’est comme si j’avais quatre sols*
et que je les dépensais pour boire avec des amis.
De la bière ou de la chicha*.
Et ceux qui en ont aussi quatre,
mais des millions,
ne font que boire et manger ou même dormir
entre eux, mais toujours à nos dépens.
*Le sol est l’unité monétaire qui a cours légal au Pérou depuis 1991.
*La chicha, ak’a en quechua, est une boisson alcoolisée andine que l’on trouve notamment en Équateur, au Pérou, en Bolivie, au Venezuela et en Colombie.
[On pourrait continuer.]
XIII
Le cortège judiciaire arrive déjà,
ils viennent déjà pour exécuter une sentence,
pour expulser les orphelins ils viennent déjà,
pour déloger les veuves ils se dirigent
et pour jeter à la rue les personnes âgées ils arrivent.
Déjà ils viennent céder les toits aux vautours,
pour remettre les murs aux charognards ils reviennent,
pour arracher le sol
à ceux à qui ils ont déjà arraché les salaires ils se dirigent.
Pour leur voler même les rêves ils sont venus
de ceux qui de la rue et de la chicorée ont fait leurs festins,
à ceux qui du sel ont fait leur destin
et à ceux qui comme dans l’eau ont fait leur fortune en larmes
parce qu’en travaillant ils ont augmenté leur propre misère
avec la richesse des autres.
Ils sont déjà arrivés jusqu’ici en rentrant ils sont revenus
comme escrocs par l’intermédiaire d’hommes de paille de l’expulsion
dans une Danse après la mort ils viennent
accompagnés des forces de l’ordre ils approchent
les greffiers du tribunal au milieu du désordre
maintenant pour établir les actes du suicide ils viennent
dans l’attente de l’arrivée des juges ils restent
pour la levée de cadavres
où la mort attend toujours avec sa danse
au tranchant d’un couteau,
à l’extrémité d’une corde
ou au pied de la fenêtre.
Jusqu’à ce que tous partent ensemble
en laissant déjà des scellés sur les jambages
de toute liberté sur chaque porte,
des chaînes et des cadenas sur les grilles
de l’égalité seulement entre eux,
avec les fenêtres
de la fraternité murées pour toujours.
[Réveillez-vous !]
XIV
Où est le problème si les gens expriment leur opinion,
ou font des cercles carrés ?
Quel inconvénient y a-t-il à ce que le peuple se manifeste
et représente des parallèles qui se croisent ?
Qu’importe s’ils sortent leur pancarte dans les rues
en traçant des lignes droites qui se tordent ?
Ou s’ils crient,
qu’ils crient le plus fort qu’ils le peuvent,
et disent,
qu’ils disent aussi clairement qu’ils puissent,
ce que nous pensons toujours
assis ici c’est parce que nous allons
à l’encontre de ceux qui ne veulent pas que nous allions,
ceux qui maintenant marchons*
définitivement pour qu’ils partent aussi.
Vous aurez le contrôle
de tout ce qui sera diffusé,
mais ce que vous n’aurez jamais
c’est la vertu de fabriquer des discours convaincants.
[Bourricots à dos d’ânes.]


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